30 juin 2025 Nabil Bouamama

Les débats de la table ronde « AI & Data for Community Medicine » lors de la journée AI4HEALTH organisé par le Health Data Hub mettent en évidence l’importance stratégique de la gestion des données et de l’intégration raisonnée de l’IA dans la médecine de ville.  

Aujourd’hui, le succès de cette transformation dépend de la qualité des données, de la gouvernance, de l’équilibre entre centralisation et distribution et de l’IA vue comme un outil d’augmentation plutôt que de substitution du professionnel. Les initiatives structurantes telles que le CPRD et le P4DP offrent des modèles complémentaires mais leur succès dépend de l’adhésion des praticiens, de la robustesse des cadres éthiques et de la capacité à préserver la dimension humaine de la médecine. Les intervenants s’accordent à dire que l’IA, loin d’être une fin en soi, doit s’inscrire dans une logique de service au bénéfice des patients, des soignants et du système de santé dans son ensemble. Dans cet article, Health & Tech Intelligence revient sur les points forts de la table ronde. 

Contexte et état des lieux : fragmentation des systèmes d’information 

Les intervenants s’accordent sur la complexité et la fragmentation actuelle des systèmes d’information en médecine de ville. Les dossiers médicaux électroniques (DME), conçus principalement pour la facturation et l’archivage administratif, peinent à répondre aux besoins cliniques des médecins généralistes, qui doivent composer avec une multitude de sources (rapports hospitaliers, résultats de laboratoire, etc.) dans un temps de consultation restreint (15 à 20 minutes). Cette organisation entrave la recherche, la synthèse et l’exploitation des données au service du patient. 

À ce jour, les outils numériques déployés en médecine de ville servent majoritairement la documentation et la facturation, non la décision clinique. Pourtant, l’IA atteint désormais une maturité technique qui laisse entrevoir une transformation profonde de la pratique médicale, à l’instar de son adoption déjà avancée en milieu hospitalier (imagerie, oncologie, essais cliniques, cardiologie). 

L’IA, catalyseur de transformation pour la médecine de ville 

Un pont entre l’hôpital et la ville 

L’IA est perçue comme un levier pour créer une interconnexion intelligente entre les spécialistes hospitaliers et les médecins de ville. Les généralistes, en première ligne du suivi des patients chroniques et polypathologiques, pourraient bénéficier de systèmes capables de transférer et partager des informations pertinentes, notamment en cardiologie, afin d’optimiser la prise en charge globale. 

Allègement de la charge administrative et soutien à la décision 

L’automatisation de tâches administratives via l’IA (écoute ambiante, classification automatique des messages, génération de réponses, etc.) est déjà en cours de déploiement, notamment au Royaume-Uni. Ces outils visent à réduire la charge cognitive et administrative des praticiens, tout en favorisant le développement de systèmes de prédiction des risques validés, capables de soutenir la décision clinique et de contribuer à la réduction de la charge de santé publique. 

Traitement massif des données et prévention 

L’IA se distingue par sa capacité à traiter de grands volumes de données, à détecter des signaux faibles en amont des complications et à offrir une disponibilité constante, ouvrant la voie à des « compagnons de santé » personnalisés. Toutefois, la transformation de ces capacités techniques en produits adoptés par les médecins et les patients demeure un enjeu central pour garantir l’impact réel sur la prévention et la continuité des soins. 

Expérience utilisateur et adoption : entre attentes et contraintes 

L’expérience des praticiens met en lumière une insatisfaction persistante vis-à-vis des DME, perçus comme des outils imposant une surcharge administrative non justifiée. L’espoir suscité par l’IA réside dans la possibilité de passer d’une logique de saisie de données à une utilisation interactive, avec des tableaux de bord dynamiques et des retours d’information incitatifs pour une meilleure qualité des données saisies. 

Surcharge cognitive et nécessité de synthèse 

L’explosion des données issues des dispositifs médicaux connectés représente un double enjeu : opportunité de surveillance accrue, mais risque de surcharge cognitive si l’information n’est pas correctement synthétisée. Les intervenants insistent sur la nécessité de systèmes d’IA capables de hiérarchiser les patients à risque, de faciliter le triage et d’adapter les recommandations médicales aux situations individuelles. 

Automatisation et fluidification des échanges 

Des exemples concrets, tels que l’assistant téléphonique déployé en Allemagne ou la gestion automatisée des millions de messages patients via Doctolib, illustrent le potentiel de l’IA pour fluidifier la relation patient-praticien et améliorer l’accessibilité aux soins. Toutefois, ces innovations soulèvent des défis en matière de sécurité, d’identification et de confidentialité des données. 

Qualité des données et interopérabilité 

L’adoption de l’IA repose sur la qualité des données collectées. Le codage structuré des données en médecine générale, comme au Royaume-Uni, constitue un atout, mais toute évolution des pratiques influence la nature et la qualité des enregistrements. Les incitations à coder certaines pathologies, telles que le « Quality Outcomes Framework », modifient la structure des bases de données, rendant nécessaire une vigilance constante pour anticiper les biais et les variations temporelles. 

Les intervenants rappellent que la stabilité des données ne peut être présumée : chaque nouvel outil ou incitation modifie les pratiques de saisie et, par conséquent, les données disponibles pour la recherche et l’IA. Cette dynamique impose une adaptation continue des modèles et des systèmes d’analyse. 

Perspectives d’intégration et dynamiques d’innovation 

Contraintes structurelles et effet de la concurrence 

  • Adoption freinée par des contraintes budgétaires et administratives en France et au Royaume-Uni.
  • Validation et financement des innovations dépendant des systèmes publics (Assurance Maladie, NHS).
  • Arrivée de start-ups innovantes (Nabla) provoquant un « effet Taxi G7 » : les éditeurs historiques de DME accélèrent leur transformation. 

Initiatives structurantes : P4DP et CPRD 

  • Création du P4DP (Plateforme de Données en Médecine de Ville) en France pour extraire les données des DME et les rendre accessibles à la recherche.
  • Premiers usages : observance des traitements, analyse des prescriptions d’antibiotiques, croisement avec les données du SNDS .
  • Au Royaume-Uni, le CPRD (Clinical Practice Research Datalink) s’appuie sur une stratégie de qualité des données et une contribution simplifiée des cabinets médicaux, constituant une base structurée sur plus de 25 ans. 

Principaux défis et leviers identifiés 

  • Qualité des données : codage structuré, vigilance sur les biais.
  • Surcharge administrative : automatisation (écoute ambiante, gestion des messages, documentation).
  • Surcharge cognitive : synthèse des données, hiérarchisation des risques, adaptation des guidelines.
  • Interopérabilité et partage : pont entre hôpital et ville, plateformes de données partagées. 
  • Adoption et innovation : pression concurrentielle, transformation des éditeurs historiques, contraintes budgétaires.